
Le mythe du contrôle émotionnel
Le trop-plein
Tous les jours. Tous les jours je vois passer en consultation des personnes d’horizons différents dont la problématique semble toutefois étrangement similaire : « Je veux contrôler mes émotions ». Mention spéciale aux petit.e.s malin.e.s qui transforment l’expression en « Je veux gérer mes émotions », comme si l’intention finale devenait invisible sous le maquillage des mots.

Il y a une souffrance palpable dans leurs descriptions, une détresse manifeste qu’on ne pourrait pas (et qu’on ne devrait pas) ignorer. Comment quelque chose d’aussi pur et simple que l’expression de ses émotions devient un tel poids qu’on souhaite s’en débarrasser ? Comment ce trop-plein émotionnel, ce tourbillon de ressentis qui pourrit la vie de ces personnes se forme-t-il ? Comment se laisse-t-on submerger par ses émotions au point qu’on croûle sous leur intensité ?
Renverser les attentes
La première réponse est sans appel, universelle, tranchante : « Je ne vous aiderai pas à contrôler, dominer, prendre le dessus sur vos émotions, parce que c’est impossible ; je vous aiderai à les comprendre, à les accueillir, les écouter, les aimer. »
La déception est aussi brutale que la phrase, mais je sais déjà qu’elle est teintée d’une curiosité naturelle : comment ça impossible ? Comment ça les aimer ? L’attention est captée, comme votre attention en ce moment même est captée, et on peut alors commencer un gigantesque et nécessaire travail de changement.
Renverser les croyances
Il faudra être prêt.e à croire, il faudra être prêt.e à douter, il faudra prêt.e à ressentir lorsque ce changement arrive. Car il passe par une étape nécessaire, qui est de recontextualiser, réapprendre, refabriquer les connaissances qu’on a des émotions. Pour beaucoup d’entre vous, vous avez entendu ces phrases: « ne pleure pas », « fais attention aux autres », « calme-toi », « contrôle-toi ». Vous avez alors jugé naturel d’essayer de maîtriser ces sentiments qui vous étreignez, vous avez tenté de prendre le dessus sur la bête à l’intérieur. Vous avez essayé de devenir plus fort.e que votre inconscient, de devenir l’arbitre des décisions à prendre, d’annuler ou laisser passer une émotion que vous jugiez consciemment comme étant « bonne » ou « mauvaise ».
La vérité va faire du mal à votre égo : vous n’êtes pas plus fort.e que votre inconscient. Oui la phrase est en gras parce que c’est la plus importante. En réalité, votre inconscient est tellement plus balaise que vous qu’il vous a même laissé croire que c’était l’inverse. Un genre de technique à la Sun Tzu en somme. Et vous vous êtes laissé.e avoir, vous avez cru naïvement que lorsqu’une émotion se présente, votre inconscient vous demande la permission de l’exprimer. Il vous appartiendrait alors à vous, représentation consciente de votre identité, de décider si ça va pour cette fois, ou si au contraire il est l’heure de se « contrôler ». Et surprise (non), il y a plein de fois où vous n’avez pas réussi. Plein de fois où votre émotion vous a submergé.e, plein de fois où votre conscience paniquée a du plier et céder sous le poids de la vague émotionnelle.
J’ai une très bonne nouvelle pour vous: c’est parfaitement normal. Commençons par remettre les pendules biologiques à l’heure.
C’est quoi une émotion ?
Un peu d’étymologie, ça fait tout de suite plus sérieux ! Le mot émotion vient du latin movere, qui signifie le mouvement. Les latins étaient beaucoup plus malins que nous (du moins pour ça), ils avaient rapidement compris qu’une émotion c’est avant tout physique. Une émotion ne se joue pas (que) dans la tête, elle se joue dans le corps. Nous avons tendance à opposer corps et cerveau, mais ne vous y trompez pas: le cerveau fait partie du corps, rien de plus, rien de moins. Lorsque nous ressentons une émotion, nous ressentons un mouvement physique (et psychologique puisque le cerveau fait partie du corps, vous suivez ?). Une émotion c’est rapide, c’est vif, et ça met en mouvement tout le corps d’un coup, en quelques millisecondes.
Voilà comment ça se passe dans votre corps (en gros).
Le stimulus
Tout commence par un stimulus. C’est le nom un peu cool qu’on donne à plus ou moins n’importe quoi qui pourrait venir nécessiter une réponse émotionnelle. Une voiture passe près de moi très vite: stimulus. Mon.ma conjoint.e me fait un reproche: stimulus. J’écoute une musique que j’adore. Plus de coca dans le frigo: stimulus.
Parfois le stimulus vient de l’extérieur de soi (on dit qu’il vient de l’environnement, c’est un mot qui reviendra souvent). Parfois il vient de l’intérieur de soi, comme quand un souvenir ou une pensée apparaît. Mais peu importe d’où il vient, il va toujours être décodé pour en tirer images, sons ou autres modalités sensorielles et emprunter deux routes distinctes.
La réponse limbique
La première de ces routes ressemble à une autoroute, c’est un accès direct à une partie de notre cerveau appelé le système limbique. Le système limbique, c’est un regroupement de structures bien anciennes, bien nichées à la base du cerveau. Parmi ces structures, beaucoup ont des rôles-clé primaires et indispensables pour le fonctionnement nominal de la caboche. Une de ces structures en particulier a un pouvoir très intéressant: l’amygdale.
Attention, il n’est pas question ici de vous donner un cours de neurosciences, ce que je n’aurais de toute façon pas la prétention de faire, mais de vous donner des clés de compréhension faciles et accessibles qui vous permettent de remettre en question vos connaissances et de les enrichir.
L’amygdale est le centre de la peur. Pour faire simple, c’est elle qui indique s’il y a un danger qui nécessite le déclenchement d’une émotion de peur. Pour cela, elle va utiliser des schémas ancestraux et gravés en nous depuis la nuit des temps (la peur de la mort par exemple) ainsi que des schémas plus acquis basés sur la culture, l’éducation ou l’apprentissage personnel. Pour cela, elle va aller rapidement puiser dans la mémoire pour répondre à cette question : « ça fait peur ce truc-là ? ».
Si la réponse est « oui », alors il n’y aura pas plus de débat : l’émotion de peur s’active. Avec elle une batterie de réponses physiologiques et somatiques. C’est un terme un peu pompeux pour dire que tout plein de trucs s’activent dans votre corps : les muscles des jambes se contractent, les yeux s’écarquillent, la pensée se fige, le cœur se met à battre plus vite, etc.
Cela fait quelques dizaines de millisecondes que le stimulus a voyagé et a été interprété, et bam, vous avez peur.
L’analyse
Pendant ce temps, une autre route plus tranquille est en train d’être parcourue. Elle passe par le cortex préfrontal et le cortex frontal. Ce sont des structures en charge d’analyser de manière plus détaillée un stimulus et toutes ses modalités sensorielles. Ici l’image est plus nette, le son plus clair, l’odeur plus perceptible. On prend son temps, on est pas pressé, on communique avec la mémoire, le système de croyances, de valeurs, on bosse bien sa copie.
Forcément, ça prend du temps, quelques centaines de millisecondes, et puis une décision est prise : oui ou non, une émotion doit être déclenchée.
La décision
Mais alors, que se passe-t-il quand système limbique et analyse préfrontale/frontale ne sont pas d’accord ? Et bien ça dépend, ça dépend de la construction psychique de la personne et du type de stimulus, du contexte, de ce que vous avez mangé le matin, et de la couleur de vos chaussettes. Ce qui est sûr, c’est qu’à un moment une émotion est sélectionnée pour être exprimée.
Si l’amygdale et le cortex préfrontal se mettent d’accord sur la pertinence de l’émotion, alors on laisse les portes ouvertes, neurotransmetteurs et systèmes nerveux s’affolent et c’est parti pour le grand show de l’émotion !
Si le cortex préfrontal trouve un schéma permettant de relativiser (« c’est pas grave, on va acheter du coca au supermarché »), l’émotion est inhibée, le corps se calme.
Et le plus beau dans tout ça, c’est qu’à ce moment-là, vous n’êtes même pas encore conscient.e de l’émotion qui est en train de s’exprimer...
Le sentiment
Si et seulement si votre cerveau décide que ça vaut le coup, vous êtes notifié.e consciemment de votre émotion. On appelle ça le sentiment d’émotion. Vous ressentez alors ce qui est en train de se dérouler et qui a déjà été décidé. Vous vous dites alors : « tiens, une émotion arrive là ». La vérité, c’est qu’au moment où vous conscientisez cette émotion, elle est déjà là.
Mince alors ! Vous qui comptiez décider de si l’émotion avait une quelconque légitimité à se présenter et choisir de la contrôler ou non, voilà que vous vous êtes fait voler la vedette par votre amygdale et votre cortex préfrontal.
Parfois même, le sentiment d’émotion n’est pas conscientisé dans les cas les plus extrêmes (pensez à la personne violée qui affirme ne pas savoir comment elle a réagi face à la violence de la situation).
C’est quoi alors, contrôler ses émotions ?
La conscience n’est qu’un mécanisme parmi tant d’autres de l’expression de la vie (on en reparlera). Les émotions n’y naissent pas, et n’y meurent pas. Vous ne pouvez pas contrôler vos émotions, c’est pas moi qui le dis, c’est la neurobiologie !
Mais alors, est-ce que ça veut dire qu’on est programmé ? Est-ce que ça veut dire qu’on n’a pas de contrôle sur ses décisions et ses réactions ?
Oui… Et non ! Comme dans beaucoup de domaines, la réalité est un brin plus complexe que ça. Vous ne pourrez effectivement jamais créer de réponse émotionnelle grâce au pouvoir de votre gros cerveau conscient, c’est une certitude. Et c’est très bien comme ça, parce que si vous deviez gérer cette gare de triage qu’est le système limbique consciemment, c’est probablement un boulot qui ne vous plairait pas !
Par contre, vous pouvez créer de la souplesse, de l’apprentissage, de la flexibilité dans vos schémas cognitifs. Vous pouvez apprendre à désactiver des réponses émotionnelles automatiques et à autoriser votre inconscient à être plus rapide et plus direct dans ses décisions. Vous pouvez entraîner votre cortex préfrontal et votre amygdale à être moins sensible à certains stimuli, à être plus détendus face à certaines situations problématiques.
C’est à ce moment-là que normalement je vous vends une recette miracle de « neuro-recalibrage » ou de « découverte de votre neuro-avatar » (sic). La vérité, c’est que c’est un chemin personnel, intime et formidable, peut-être même que c’est le sens de la vie selon certain.e.s philosophes.
Le vrai « contrôle »
Vous l’avez compris maintenant, on n’apprend pas à gérer ses émotions en les contraignant à l’instant où elles se présentent, car c’est trop tard pour ça. On apprend à les gérer en les écoutant, en les comprenant, et en cherchant à savoir pourquoi et comment elles s’expriment.
Une fois qu’on se connait et qu’on s’accepte, on crée la souplesse nécessaire pour apprendre à nouveau, remettre en question ses paradigmes, participer sainement à la programmation de son cerveau. En clair, la première étape pour gérer ces émotions qui nous effraient, c’est d’accueillir et exprimer ces émotions qui nous effraient lorsqu’elles se présentent.
Bizarre hein ? Pour certain.e.s, toute votre vie on vous a dit qu’il fallait faire attention à vos émotions, apprendre à se contrôler, se dominer, se calmer. Imaginez un instant que la raison précise pour laquelle vous n’arrivez pas à contrôler ces émotions, c’est précisément parce que vous cherchez tout le temps à les contrôler au lieu de les accueillir ? Non, ce serait vraiment très étrange et absurde. Mais imaginez quand même…
Un peu de lecture
Il n’y a a l’heure actuelle pas de réel et global consensus scientifique ni psychologique sur ce qu’est réellement une émotion, ni sur pourquoi et comment elle se manifeste de la manière dont elle le fait. Ce que vous venez de lire n’est qu’une grille de lecture, basée sur les quelques éléments consensuels que la science a déniché.

Bien entendu, vous n’avez pas besoin de me croire sur parole ! Lisez l’incroyable ouvrage d’Antonio Damasio – L’autre moi-même si le cœur vous en dit. Il s’agit d’une approche biologique et scientifique (le monsieur est neurologue) qui peut rebuter les allergiques aux termes techniques, mais qui séduira les autres.
Si vous préférez une approche plus sociale et anthropologique, je ne peux que vous conseiller le formidable livre de Louis Quéré – La fabrique des émotions.